88. LE SANG DES AIGLES
Je cours dans Olympie. Je bouscule tous les gens que je croise. L’adrénaline décuple la puissance de mes muscles.
Mata Hari court derrière moi, j’entends son souffle haletant.
La rage augmente au fur et à mesure que j’approche des lueurs et des bruits. L’arbre central, le pommier, apparaît bientôt au-dessus des toits.
Celui que je cherche est attablé à côté de Sarah Bernhardt. Quand il me voit, il me lance un petit bonsoir poli. Alors, mû par le sentiment de défendre la force d’amour… j’écrase de toutes mes forces mon poing dans la figure de mon ami Raoul.
Cela me fait très mal dans les phalanges. En même temps je sens quelque chose qui gicle puis qui craque avec un bruit de bois sec. Ça doit être son nez.
Raoul Razorback n’a pas le temps de réagir, il tombe en arrière, mais déjà je suis sur lui. Il a le réflexe de mettre ses mains en avant pour se protéger. Je l’empoigne. C’est un sentiment agréable que celui de faire peur.
Dans les yeux de Raoul, je lis dans un premier temps de l’incompréhension, mais cela ne dure pas. Il sait pourquoi je suis là.
Mon poing est sanglant. Le sang des aigles. Je frappe à nouveau dans la bouillie rouge qui lui sert de visage.
Nous renversons des chaises. Personne n’ose intervenir tellement mon agression est inattendue.
Raoul tombe, se relève, s’arrête et me fait face en position de combat. Je fonce sur lui, nous roulons sous les tables.
Raoul est plus costaud, il arrive à me bloquer et nous nous retrouvons face à face.
— Salaud !
Il grimace un sourire mauvais, crache du sang. Il me pousse en arrière et, sur le point de tomber, je me retiens de justesse à une table.
— Tu as assassiné mon « Éduqué » !
— Je n’ai fait que rétablir l’équilibre.
Je bondis sur lui. Il m’évite et me fait un croc-en jambe qui m’envoie rouler par terre. Il va me sauter dessus mais déjà je suis debout, poings fermés.
— Arrêtez de vous battre ! Qu’est-ce qu’il te prend, Michael ! clame Édith Piaf.
Me souvenant des cours de boxe de Théotime, je feinte du gauche et envoie un uppercut du droit dans le menton. Il encaisse avec une grimace. J’enchaîne très vite crochet du droit, crochet du gauche, double direct sur son nez qui ressemble maintenant à une pastèque éclatée.
Lorsqu’on touche à un ami, je me sens électrisé. Et l’Eduqué était pour moi un mortel ami. Je pense à sa souffrance sur son pal. Je revois les adeptes de l’Héritier portant son effigie embrochée comme un poulet et je frappe, je frappe.
Mais Raoul se reprend, il esquive mes poings. J’envoie un grand coup de pied dans son tibia droit. Il ne s’y attendait pas. J’équilibre en shootant dans son tibia gauche. Il sautille, serre les dents, essuie son nez ensanglanté et me regarde d’un œil mauvais.
L’adrénaline décuple ma rage. J’ai arrêté de subir, je rends les coups. Ce n’est pas seulement mon Éduqué que je venge, c’est Théotime, c’est ma vie tout entière, et tous ceux qui ont oublié de rendre les coups.
Des élèves interviennent pour nous séparer. On me ceinture, quelqu’un attrape Raoul. Mais si on me tient fortement, Raoul, lui, se dégage et me frappe de toute ses forces au menton.
Mes dents s’effritent contre mon palais puis dans ma gorge avec un goût de sang. J’ai un étourdissement.
Nouvelle giclée d’adrénaline. L’effet d’un café serré au réveil. Je fonce tête en avant dans le ventre de Raoul.
Des élèves surgissent de partout pour s’interposer.
Je sors alors mon ankh et menace tout le monde en balayant de gauche à droite.
— Dégagez, dégagez, ou je tire.
— Attention, il est armé ! crie Édith Piaf.
La foule s’écarte.
Les Maîtres dieux, imperturbables, nous regardent sans intervenir.
Profitant que j’ai dévié mon arme, Raoul lui aussi dégaine son ankh. Nous nous tenons en joue mutuellement tout en reculant. Un large cercle s’agglutine autour de nous. Je saigne de la bouche et le goût salé de mon propre sang me dope.
Arrivés à bonne distance, nous nous immobilisons. Nos bras sont toujours tendus, nos doigts crispés sur le bouton de tir.
— On se croirait dans un mauvais western, tu ne trouves pas, Michael ?
Il parle avec un drôle de bruit à cause de son nez cassé.
— Je n’ai plus rien à perdre, Raoul, plus rien. Je savais qu’un jour cet instant viendrait. Je l’ai toujours su.
— À un moment le disciple affronte le maître, pour savoir s’il l’a rejoint.
— Je ne suis pas ton disciple, Raoul. Je n’ai eu qu’un maître, c’était Edmond Wells.
— Tu me dois tout. Rappelle-toi notre première rencontre au cimetière du Père-Lachaise. Tu m’avais dit qu’on te reprochait de ne pas pleurer à l’enterrement de ta grand-mère. Et moi je t’ai dit que la mort était une nouvelle frontière.
— Tu as bousillé ma vie plusieurs fois. Et j’ai eu le tort d’oublier.
— Normal. Tu avais tellement envie d’avoir un « meilleur ami ».
— Tu m’as toujours trahi. Même dans cette vie tu m’as massacré, tes galères ont incendié mes voiliers.
— C’est le jeu, Michael. C’est ça ton problème, tu confonds le jeu et la vie. Tu prends tout beaucoup trop à cœur. Je suis un réveilleur. Avoue que c’est la première fois que tu te mets vraiment en colère. Grâce à moi. C’est bon, n’est-ce pas ? Voilà la prochaine leçon qui te manquait : la colère. Dis-moi merci.
Je serre les dents.
— Mon Éduqué. Tu l’as empalé !
— Oui. Et alors ? Je t’ai pris une pièce dans ton jeu d’échecs. Ce ne sont que des pions, je te l’ai déjà dit.
Il se mouche et crache du sang.
— Je ne te pardonnerai jamais ce que tu as fait à mon Éduqué. Jamais.
Il me fixe longuement pour mesurer mes intentions.
— Comme tu voudras.
— Je te propose qu’à trois on dégaine, et que le plus rapide gagne.
Il fait mine de ranger son ankh sur le côté, comme s’il s’agissait d’un revolver. J’hésite, puis je l’imite.
— Nous n’avons droit qu’à un coup, alors réglons nos tirs à la puissance maximum. Comme ça, ce sera réglé une fois pour toutes, propose Raoul.
Il crâne. Il faut toujours qu’il crâne. Comme son père. Toujours à prendre le petit risque en trop qui lui donne le sentiment d’être maître de la situation.
— Un…
Autour de nous c’est le silence complet. Je règle soigneusement mon ankh sur son potentiel de destruction maximum. Il fait de même.
— Deux…
La sueur dégouline dans mon cou et le sang stagne dans ma bouche. Toutes mes dents me font mal. Ma main tremble.
Nous nous fixons longuement et je vois défiler les instants où nous avons été amis, vraiment amis. Les instants où il m’a secouru, où nous avons ri, combattu ensemble. Et pour finir l’instant où il m’a conseillé de courtiser Mata Hari pour attirer l’attention d’Aphrodite.
— Trois !
Je tire au jugé. Et le rate tout en sentant instantanément un rayon de feu frôler mon oreille.
Nous avons mis tellement de puissance que nos ankhs sont déchargés. Nous cliquons sur nos gâchettes et il ne se passe plus rien, qu’un bruit de vide.
Rumeur dans la foule.
C’est alors qu’Arès, déçu de ce flottement, lance un ankh chargé entre nous. Je fonce, et saisis la main armée de mon adversaire. Le canon qui était dirigé vers mon visage est dévié. Raoul essaie de le redresser, je le repousse. Il me renverse en arrière et dirige à nouveau l’arme vers moi. Il tire. La foudre me frôle.
Un cri jaillit derrière moi. Quelqu’un était sur la trajectoire.
Je me retourne. C’est Saint-Exupéry. Il a reçu l’éclair en pleine poitrine. À l’endroit de l’impact, sa chair et ses os ont été désintégrés. Il s’affale et je vois le sol à travers son corps.
Sans réfléchir je me précipite auprès de l’aviateur-poète.
Il tire ma toge vers lui et me murmure à l’oreille :
— Le dirigeable est prêt… Il est pour toi.
— On va te soigner, dis-je sans conviction.
Il ne prête même pas attention à mes paroles.
— Fais-le pour Montgolfier, et Ader… Et quand tu seras là-haut, pense à eux, et pense à moi.
Déjà, des centaures arrivent pour évacuer le corps.
Décompte : 73 -1 = 72.
Raoul marche vers moi, l’ankh dardé vers mon visage. Mais cette fois des élèves s’interposent. Certains pour me protéger, d’autres pour protéger Raoul. Deux groupes distincts, correspondant aux partisans de la force D et de la force A.
Les invectives se transforment en menaces.
Ceux de la force N se tiennent en retrait. Soudain ceux du groupe D foncent sur nous. C’est le choc frontal, un peu comme lorsque nos armées de mortels chargeaient les unes contre les autres. Si ce n’est que cette fois-ci, ce sont des dieux contre des dieux.
Je reçois des coups de Bruno, dieu des faucons. Et Raoul reçoit des coups de Rabelais, dieu des cochons.
Mata Hari se lance à son tour dans la bataille pour venir me dégager mais Sarah Bernhardt lui saute dessus et lui tire les cheveux. Mata Hari se dégage et se met en garde. Ma fiancée pratique un art martial inconnu mais qui ressemble à la savate française. Après avoir facilement maîtrisé l’actrice, elle met en difficulté plusieurs élèves dieux du camp adverse.
Les toges sont déchirées, on se bat en tunique. Là encore, ni les Maîtres dieux ni les auxiliaires n’interviennent. Même les chimères se tiennent en retrait.
Entre deux coups je distingue Athéna, immobile. Elle qui avait pourtant proscrit toute violence ne semble pas gênée par notre pugilat. Elle s’assoit tranquillement à côté de Dionysos et ensemble ils commentent l’action. Peut-être que les Maîtres dieux analysent le combat comme un gigantesque défoulement, une prolongation des fêtes de la journée.
Et de les voir s’en tenir à cette attitude donne à chaque élève l’impression qu’il peut donner libre cours à son agressivité naturelle. La lutte devient de plus en plus féroce.
Je finis par retrouver Raoul au milieu de la foule. À nouveau nous nous lançons dans un corps-à-corps enragé. À un moment il me coince les bras en appuyant ses genoux sur mes coudes et il lève ses deux poings réunis bien haut pour les écraser sur mon visage, lorsque quelque chose lui fait ouvrir la bouche de surprise. Il s’effondre en arrière.
Je regarde qui m’a secouru. Jean de La Fontaine.
— Merci, dis-je.
— La raison de celui qui frappe par surprise est encore meilleure que celle du plus fort, énonce-t-il, paraphrasant sa fable du Loup et de l’Agneau.
Par acquit de conscience je vérifie l’état de mon adversaire. Raoul respire. Il est juste assommé.
Partout les élèves se roulent par terre, se mordent, se frappent avec des cris de rage.
Mata Hari achève un adversaire du tranchant de la main bien ajusté sur le cou, quand elle est attaquée par Bruno. Le dieu des faucons s’avère solidaire de celui des aigles.
— Michael Pinson ! Arrêtez-le, il a triché ! Il est venu dans ma cave !
Atlas. Je l’avais oublié celui-là.
Je me cache dans la mêlée mais il me repère. Il fonce dans ma direction.
— Attrapez-le ! beugle le Titan.
Les centaures qui n’intervenaient pas jusque-là se tournent vers moi. Et me voilà à nouveau en train de fuir.
Ils ne peuvent circuler facilement au milieu de la mêlée. Quelques élèves dieux font exprès d’obstruer leur chemin.
J’échappe plusieurs fois aux centaures proches. Je me faufile, zigzague, rampe, me dissimule. Une rage nouvelle gonfle en moi, décuplant mes forces et mes réflexes. Comme si je passais une troisième vitesse.
Je me fonds dans la foule, puis saute au-dessus des tables, échappant à des bras multiples comme à des fleurs pleines de doigts.
Atlas et les centaures galopent derrière moi. Mata Hari, comprenant ce qu’il se passe, dresse avec un groupe d’élèves dieux un mur vivant qui ralentit les centaures. Cette diversion suffit à me faire gagner du champ.
Je reviens dans les ruelles du quartier sud que je commence à bien connaître. Le labyrinthe ralentit encore mes poursuivants. Je rejoins la rue de l’Espoir. Par chance, ils n’ont ni trouvé ni bouché l’issue, je bouge la caisse et me retrouve hors des murailles.
Je cours me perdre dans la forêt, puis décide de me cacher dans un bosquet de fougères bleues.
Je vois passer la troupe des centaures lancés à ma poursuite, Atlas à leur tête. Ils me dépassent et disparaissent à l’horizon.
Je décide alors de profiter du dernier conseil de Saint-Exupéry. M’envoler.